Résumés des communications Atelier: Pensées nomades, expériences du paysage

Virginie Gautier (Autrice, Cergy Paris Université / Chercheuse associée UMR 9022-Héritages) : "Déplacer le paysage, converser avec le monde"

Qu’est-ce qu’un "paysage géopoétique" et comment dialogue-t-il avec les travaux qui renouvellent aujourd’hui notre rapport au paysage ?

Cette communication cherche à délimiter les contours d’un "paysage géopoétique" en repartant de 4 récits d’itinéraires : La Route bleue (1983), Les Cygnes sauvages (1990), Les Vents de Vancouver (2014), L’archipel du songe (2018), et en développant, à partir de l’idée première de nomadisme, trois grands ensembles paysagers.

Kenneth White construit d’abord, à partir d’une double filiation, une pensée du nomadisme, qui fait de tout territoire un habitat possible et le lieu d’une praxis poétique. C’est pourquoi son paysage est d’abord un paysage-monde.

1. Lignes et mouvements d’écriture — celui qui chemine.

Un premier ensemble paysager développe le tropisme d’un mouvement libre, d’un cheminement qui suivrait une ligne toujours fluctuante. Pour l'anthropologue Tim Ingold, penser ainsi la ligne comme chemin c’est "faire l’expérience d’un ordonnancement progressif de la réalité". Nous notons en effet, dans les récits les éléments stylistiques de cette perception en mouvement (collecte, transcription du déjà-écrit, récits cinétiques), avec une focale sur la place de la poésie (des haïkus notamment) comme moments particulièrement topiques, et "fraicheur de perception".

2. Territoires documentés — celui qui lit.

Un second ensemble paysager est perçu depuis les cartes et les récits d’explorations. Nous notons la présence récurrente des toponymes, comme "physicalité  du mot", véritable poétique Whitienne, et l’importance de la documentation qui convoque une foule d’explorateurs et d’auteurs tout en fabriquant un paysage stratifié en couches géographiques et en épaisseur historique. À ce titre, nous posons la question du cadre historique de référence et d’une mise en perspective de la notion d’exploration, à partir du livre de Baptiste Morizot, L’inexploré.

3. Espace mental — celui qui médite.

D’autre motifs géographiques (le monde blanc, la route bleue…) sont à interpréter comme métaphores de la construction d’un sujet ontologique. Phénomènes paysagers et inspiration de l’être y sont mêlés. Cette intériorisation du paysage semble déboucher sur une aspiration à la transcendance, mais également chercher la voie pour se reconnecter avec quelque chose d’originaire dans le paysage. Nous prenons au sérieux cette volonté de "retoucher terre".

En conclusion, il s’agira de replacer ce "paysage géopoétique" dans une perspective de conceptions territoriales à l’œuvre aujourd’hui, à partir de quelques penseurs et penseuses diversement inspirés par une pensée de l’écologie. Par exemple : entrer en correspondance avec Tim Ingold; recartographier avec Frédérique Aït-Touati; développer une culture du vivant avec Baptiste Morizot. 

Peggy Pacini (Cergy Paris Université / UMR 9022-Héritages): "Kerouac’s ‘Sea’ poem: experiencing the land- and sea-scape."

Gérald Peloux (Inalco / IFRAE, CRCAO) : "Les Cygnes sauvages : d/écrire le Japon"

Kenneth White, Dans Les Cygnes sauvages publiés en 1990, décrit sous la forme d’un waybook son voyage, à l’automne 1984, de Tokyo jusqu’à Hokkaidô, l’île septentrionale, pour y rencontrer les cygnes sauvages. Pour ce faire, il se lance sur les pas du poète Matsuo Bashô (1644-1694) puis sur ceux des yukar, des chants des dieux aïnous.

Les Cygnes sauvages proposent une structure parallèle composée de deux lignes qui finissent par s’interpénétrer et se répondre, comme deux lignes de chant. La présence de formes poétiques tout au long du texte, que ce soient les haïkus dans la première partie, puis les yukar à l’approche de Hokkaidô, renforce cette impression. Ces deux lignes de chant – uta et yukar – traversent ainsi tout le texte de White et viennent apporter le rythme, une des composantes essentielles du michiyukibun, une structure narrative propre à la littérature classique japonaise.

Que nous dit White du Japon ? Ses premières descriptions sont particulièrement déceptives. Le Japon décrit dans les premières pages des Cygnes sauvages renvoie l’image d’un pays fortement influencé, voire dénaturé par l’Occident, pour ne pas dire l’Amérique. Mais White explique savoir que derrière tout ce capharnaüm, il existe un « autre Japon ». Si ce dernier est d’abord décrit comme le Japon des ukiyo-e (ruelles, jardins, canaux, etc.), il est bientôt identifié à un cosmopolitisme que White finit par poétiser comme si son écriture, d’une certaine manière, acceptait la présence de ce Japon non archaïque comme une composante incontournable de ce pays.

La description du Japon par White, celle d’un pays emporté par une vague d’occidentalisation et de kitsch fait finalement dire que son Japon n’est pas celui qu’il a devant les yeux, qu’il n’est pas celui qu’il décrit. Il l’invite à un « voyage mental ». Celui-ci constitue un appel à la découverte, ou plutôt à la construction d’un Japon qui n’existe pas véritablement mais qui se fonde sur la mise en relation d’éléments culturels, littéraires, choisis par le voyageur. De fait, l’affirmation comme quoi « il n’y a pratiquement aucun monument littéraire » à Tokyo est une nouvelle fois arbitraire : ces « monuments littéraires » sont très nombreux dans cette ville qui aura vu la consécration d’une culture littéraire à partir du XVIIIe siècle. Mais ces « monuments littéraires » prennent une forme différente que les nôtres en Occident. Cependant, en affirmant qu’ils sont « discrets à l’extrême », White peut plus facilement donner corps à son « voyage mental ». White est ainsi confronté à une vision de l’espace qui le dépasse mais c’est peut-être aussi cela qu’il vient rechercher au Japon. La critique du Japon moderne laisse au fur et à mesure la place à une reconsidération de ce dernier et à son intégration dans son Japon rêvé, fantasmé, passant de la description à l’écriture.

White arrive à Hokkaidô, par le port de Hakodate, un des premiers ports ouverts à l’occident, dès 1854, ville cosmopolite par excellence dans l’imaginaire japonais. Cette ville est liée dans le texte de White au poète Ishikawa Takuboku (1886-1912) qui s’essaiera à des textes japonais écrits en caractères latins, mais c’est surtout ici que White propose au lecteur sa première lecture d’un yukar. Ces derniers seront désormais les seules œuvres présentées (« le Chant du dieu Tonnerre », « le Chant de la baleine », « le Chant de l’oiseau rouge sang », « le Chant du corbeau aïnou »).

Dans les dernières pages des Cygnes sauvages, on assiste de fait à une transformation radicale, à la fois affirmée par White mais aussi sous-entendue par le choix de ces yukar. Cette transformation, en lien avec son questionnement global, semble s’inscrire dans une volonté de s’intégrer à la nature. L’écrivain se fond physiquement dans la Nature et se défait, d’une certaine façon de son humanité. Le passage du haïku, qui est avant tout un poème de la perception, au yukar est de ce point de vue fondamental. Si les yukar sont écrits à la première personne du singulier, cette première personne représente la voix du dieu. Le récitant est en quelque sorte hanté par la divinité, qu’elle soit celle d’un animal, d’un végétal ou d’un phénomène naturel. Autrement dit, la Nature parle à travers le récitant. Ne pourrait-on pas voir dans cette recherche du vide, un des autres leitmotivs de ce texte, cette volonté pour White de laisser la place en lui à un élément supérieur qui pourrait s’exprimer ?

Personnes connectées : 4 Vie privée
Chargement...