Résumés des communications Atelier: Théorie-notions

Jeudi 21 novembre 2024  

9:30-11:15: Atelier 1: Théorie-notions 

Éloi Halloran (Collège régional Champlain): "Dialogue avec Guattari"

Bien que Kenneth White mentionne à quelques reprises Gilles Deleuze et Félix Guattari dans son œuvre, c'est surtout avec le premier que White dialogue. Comme il le mentionne lui-même à plusieurs reprises, son "intérêt pour Deleuze et Guattari" est "surtout" pour le premier. Or, lorsque White critique Deleuze, c'est bien souvent en citant un travail qui a été mené – de L'Anti-Œdipe (1972) à Qu'est-ce que la philosophie ? (1991) – à quatre mains, en collaboration avec Guattari. Loin de se limiter à White, cet oubli de Guattari fait monnaie courante au sein des commentaires de l'œuvre felice-deleuzienne, notamment ceux qui la relient au travail de White. Ce processus était déjà remarqué par Deleuze de son vivant, qui soulignait une tendance à faire "abstraction de Félix"Cela dit, l'oubli de Guattari par White peut aussi s'expliquer par son souvenir prenant de Deleuze : le souvenir de ce que Pierre Jamet appelle leur "altercation". Selon Jamet, White, dont la thèse d'État a été soutenue, en 1979, devant un jury comptant parmi ses membres Deleuze, aurait le souci d'une possible "proximité avec Deleuze, présentée comme une supériorité, comme une meilleure santé (sans rien de "fiévreux", de "précoce" ni de "schizoïde")": termes utilisé par White pour qualifier Deleuze et Guattari dans Le Plateau de l’Albatros (1994). Jamet affirme qu'il s'agirait là d'une "petite vengeance exercée 14 ans après l’offense", c'est-à-dire après que Deleuze – et Guattari – ait souligné, dans Mille Plateaux (1980), "les ambiguïtés profondes" d'un nomadisme à la White : aristocratisme, (micro)fascisme, racisme, etc.

Moins d'un an après la publication du texte de Jamet, White fait d'ailleurs paraître son Dialogue : un petit livre où il règle, pour une dernière fois, ses comptes avec Deleuze en réfutant son interprétation du nomadisme intellectuel et en distinguant la géopoétique de la géophilosophie felice-deleuzienne. Ce Dialogue confirme la principale conclusion de Jamet : il y a eu altercation entre Deleuze et White, car "rien" ne saurait faire ressembler l'œuvre de l'un avec l'autre. Or, suivant Arnaud Villani, l'altercation entre Deleuze et White permet de saisir que "l’un et l’autre représentent un des côtés nécessaires du problème" : plus encore, qu'il ne reste qu'à les "synthétiser ". Alors que ce travail de synthèse a récemment été entamé par Villani à partir des concepts de "dehors" et de "nomadisme", Jason Skeet approche quant à lui cette synthèse en mobilisant Deleuze pour considérer le travail poétique de White d'un point de vue schizoanalytique. Cela dit, Guattari est encore une fois absent ou négligé dans ce récent travail de synthèse ouvert par Villani et Skeet dans le Journal of Scottish Thought.

Pour ma part, je propose de prolonger ce travail à partir de l'œuvre de Guattari -– sans ou plutôt au-delà de Deleuze, pour reprendre une formule de Carlos A. Segovia – en affirmant qu'elle pourrait représenter une clé de voûte pour synthétiser la nébuleuse Deleuze-White. Plus précisément, il s'agit de démontrer en quoi les derniers travaux de Guattari –- ceux de l'autopoïèse et de Chaosmose (1992), de l'écosophie et des Trois écologies (1989), de la production de subjectivité et des Cartographies schizoanalytiques (1989), mais aussi celui des voyages au Brésil et au Japon et des collaborations artistiques avec le peintre Gérard Fromanger ou encore le cinéaste Robert Kramer –- permettent de résoudre certains points de tension entre Deleuze et White, voire de se brancher directement sur la démarche anthropo(ï)étique d'expérience de la terre et du vivant de ce dernier. En effet, l'enthousiasme de Guattari envers "la multiplication des revendications nationalitaires" aux pays Baltes ou en Corse, qui sont, selon lui, autant porteuses de "singularité" que d'un potentiel repli (micro)fasciste, complexifie la critique felice-deleuzienne du nomadisme intellectuel de White. Il ne s'agit pas pour Deleuze et Guattari d'associer la référence celte chez White au fascisme, mais de se demander sérieusement "comment faire" pour qu'un tel référent reste de l'ordre du singulier et ne dégénère pas en fascisme ? C'est sur le terrain des trois écologies environnementale, mentale et sociale, qui ne sont pas sans rappeler le triptyque de la philosophie, de la poésie et de la science chez White, que Guattari répond à cette question en appelant un art de l'écologie : une "ouverture praxique subsumant toutes les manières de domestiquer les Territoires existentiels, qu'ils concernent d'intimes façons d'être, le corps, l'environnement ou de grands ensembles contextuels relatifs à l'ethnie, la nation ou même les droits généraux de l'humanité". Cette "ouverture praxique" ne peut que déboucher, pour prendre les mots de White, "sur un sol ontologiquement plus riche": espace où, au-delà des altercations et des oublis, les ruisseaux de la géopoétique et de la géophilosophie peuvent enfin se rejoindre pour faire "un", pour reprendre une métaphore de Deleuze, illustrant sa collaboration avec Guattari.

Olivier Penot-Lacassagne (Université Sorbonne Nouvelle / UMR THALIM): "Aux limites de la littérature, dire le monde de la terre"

Dans La Figure du dehors, qui paraît en 1982, Kenneth White évoque la nécessité d’une "poéticité nouvelle" requérant un autre rapport au monde, non moderne ou post-moderne. Telles sont les prémisses du projet géopoétique, développées ensuite livre après livre. L’essai Le Plateau de l’Albatros, publié en 1994, en constitue une étape majeure. Sous-titré "Introduction à la géopoétique", l’ouvrage explicite cette notion qui, contemporaine du "contrat naturel" de Michel Serres, de la géophilosophie de Gilles Deleuze ou de l' "écosophie" de Félix Guattari, s’en distingue tout en relevant d’une exigence qui rapprochent ces notions, toutes synonymes d’un basculement ou d’une bifurcation. "À la frontière de l’humain" (Saint-John Perse), elles re-situent la pensée, re-fondent la parole, tentent de re-faire monde. Mettant en question notre "héritage culturel et conceptuel", White construit la notion de géopoétique "des points de vue scientifique, philosophique et littéraire" (elle ne peut donc être confondue avec l’écopoétique, définie comme étant "l’étude des formes littéraires qui façonnent l’usage des lieux" - M. Collot). Voulant "ouvrir un monde, en suivant les lignes de la Terre", cherchant à "établir un rapport, et trouver le langage de ce rapport", la géopoétique est l’expression d’un projet existentiel, à la fois poétique et politique, présenté comme la possibilité d’un "nouveau fondement culturel" dans un monde déterrestré (M. Deguy).

De La Figure du dehors aux Affinités extrêmes (2009), du Plateau de l’Albatros au Mémorial de la terre océane (2019) sont cartographiées de nombreuses expériences de pensée terrestre, en rupture avec la "déterrestration" des savoirs modernes. Aux limites de la littérature s’y déploie une pensée dont l’actualité n’est plus contestée. Cette pensée participe de la bifurcation en cours qui impose une réorganisation profonde de nos sociétés.
La radicalité de la situation présente requiert une « nouvelle conceptualité », observe Bernard Stiegler. L’œuvre de Kenneth White, et c’est ce que nous montrerons, contribue à l’émergence de cette conceptualité nouvelle qui invente et expérimente une autre philosophie du vivant.

AMarie Petitjean (Cergy Paris Université /UMR 9022-Héritages / IUF): "'Méthodes, voies, chemins': lire Kenneth White en recherche-création"

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